Discours romanesque épistolaire dans La voie de ma rue de Kean Zoh: situation, défis et devenir juridiques des enfants de la rue
Résumé
Dans cette étude, nous avons tenté de faire une analyse sociocritique du discours romanesque épistolaire dans La voie de ma rue (2002) de Sylvain Kean Zoh afin de cerner les causes et les conséquences du phénomène des enfants de la rue, ainsi que le devenir de ces enfants relatif à leurs droits et à la justice sociale. Parmi les principales causes du phénomène, telles que dépeintes dans la narration, figurent l’exode rural, le chômage, la pauvreté, l’insécurité et l’imprévu dans la vie des personnages pourvoyeurs comme Delphine (maladie grave, dépression, accident mortel, etc.). Quant aux conséquences, repérables dans le texte et le para-texte, elles se manifestent aussi bien au niveau de la vie de l’individu que dans la vie sociale : vivre sans famille et sans abri, perte d’identité familiale et culturelle, trafic de stupéfiants, analphabétisme ou décrochage scolaire, ségrégation sociale, violence, violation des droits de l’enfant, etc. Ainsi, il faut souligner les droits fondamentaux bafoués de l’enfant de la rue tels que les droits relatifs à la santé, à l’éducation et à l’aide juridique. Malgré la gravité du phénomène dans le corpus romanesque étudié, Sylvain Kean Zoh entrevoit un avenir prometteur pour les enfants-victimes africains en ce sens que le héros autochtone Wonkato Eric, son porte-parole primaire, entretient une vision optimiste de la vie des enfants de la rue dans la narration. Par son récit, ce romancier mène une campagne de sensibilisation audacieuse à la situation dramatique des enfants de la rue, laquelle, croyons-nous, permettra de mettre sur pied un programme de réhabilitation fonctionnelle pour ces derniers.
Introduction
Depuis les origines de la littérature écrite en Afrique francophone subsaharienne, en particulier celles de la prose qui ont été marquées par la parution de la nouvelle Trois volontés de Malick d’Ahmadou Mapaté Diagne en 1920, les écrivains autochtones d’avant et d’après les indépendances africaines se sont toujours montrés préoccupés par les problèmes d’ordre socioculturel, politique et économique qui sévissent en Afrique contemporaine. Par leurs récits, certains d’entre eux ont su aborder de manière particulière le thème de l’enfance en milieu rural ou urbain, comme nous le constatons dans les romans tels L’Enfant noir de Laye Camara, Un enfant d’Afrique d’Olympe Bhêly- Quénum, L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, Une vie de boy de Ferdinand Oyono, Fils du fétiche de David Ananou, Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kouruma, Le roman de Pauline de Calixthe Beyala, La voie de ma rue de Sylvain Kean Zoh, etc.
Dans La voie de ma rue de Sylvain Kean Zoh qui fait l’objet de la présente étude, on raconte pour l’essentiel l’histoire de l’enfance du héros-narrateur lui-même, Wonkato Eric, qui attire l’attention du lecteur sur le phénomène des «enfants de la rue». En quoi consiste le discours romanesque épistolaire sur l’enfance de la rue dans La voie de ma rue de Kean Zoh? Quelles sont les causes et les conséquences de ce phénomène dans le corpus retenu? Y a-t-il des droits à défendre et à promouvoir dans l’intérêt commun des enfants de la rue? Comment se présente l’avenir de ceux-dans le tissu discursif du roman? Ce sont là les questions-clefs auxquelles tentera de répondre cette étude.
Le discours épistolaire dans le genre romanesque
Avant de procéder à l’analyse proprement dite du discours romanesque épistolaire dans La voie de ma rue de Sylvain Kean Zoh, convenons une définition du discours épistolaire dans le champ littéraire. Le discours épistolaire peut se définir comme le discours du romancier qui parcourt la narration dans tel ou tel roman épistolaire. En France, les origines de la littérature épistolaire, selon Iwuchukwu (2007 : 219) «remontent au XVIIe siècle où, en l’absence de toute presse fiable, la correspondance représentait un véritable moyen de communication et d’information, des lettres étant destinées à être lues à la fois par leurs destinataires et par le public qui les entoure».
Parallèlement, on remarque que le roman épistolaire désigne «un genre littéraire dans lequel le récit se compose de la correspondance fictive ou non d’un ou de plusieurs personnages. Ce genre est né au XVIIe siècle et resta prisé au XVIIIe siècle […]. Au XXIe siècle est apparue une variante similaire, le roman par courrier électronique » (*12). Cette définition rejoint celle exprimée antérieurement, et de manière plus explicite, dans le Dictionnaire fondamental du français littéraire (Forest et Conio 2004 : 150-151), selon laquelle le roman épistolaire est un ensemble de lettres échangées par les différents personnages. Le genre a été particulièrement populaire au XVIIIe siècle et il a donné naissance à trois grands romans français : Les lettres persanes de Montesquieu, La nouvelle Héloïse de Rousseau et Les liaisons dangereuses de Laclos. Pour la littérature estrangère, on retiendra essentiellement Les souffrances du jeune Werther de Goethe […]. Le principal intérêt du roman épistolaire est de faire pénétrer le lecteur dans l’intimité des personnages : ceux-ci semblent se confier directement dans les lettres comme ils feraient à un ami ou à un confident et sans que l’expression des sentiments semble passer par la médiation de l’auteur du roman.
Il va sans dire que le roman épistolaire n’est pas une autobiographie, laquelle raconte plutôt l’histoire de la vie de tel ou tel auteur écrite par lui-même, à l’instar de L’Enfant noir de Camara Laye. On remarque aussi que ce genre romanesque se rapproche du théâtre dans la mesure où il semble viser le renforcement de l’effet de réel en donnant au lecteur l’occasion de s’introduire dans l’intimité même des personnages du roman. Dans la perspective sociocritique, cette situation privilégiée du lecteur lui permettra de mieux apprécier la valeur utilitaire du di
Discours romanesque épistolaire sur les enfants de la rue
Le discours épistolaire dans La voie de ma rue de Sylvain Kean Zoh est, pour l’essentiel, composé de deux lettres des deux narrateurs intradiégétiques du roman, soit celle du héros-narrateur primaire, Wonkato Eric, et celle du père même du héros intercalée dans la narration, c’est-à-dire celle du narrateur secondaire, Edouard (p. 132-136), qui est complémentaire à celle du narrateur primaire. Soulignons que la focalisation des deux lettres portent sur le phénomène des enfants de la rue dans la ville de Man, « capitale [fictive] de l’Ouest de la Côte-d’Ivoire ».
D’entrée de jeu, la narration s’annonce par la formule « Mon cher Touo », suivie de la longue lettre du héros-narrateur, Wonkato Eric, qui est comparable à celle de Ramatoulaye, narratrice d’Une si longue lettre de Mariama Bâ. La lettre d’Eric s’adresse à Touo, son ami d’enfance, qui est devenu journaliste et propriétaire même d’un « hebdomadaire traitant du quotidien des enfants de la rue »:
Mon cher Touo, je voudrais, avant toute chose, te remercier pour la solidarité et la compassion dont tu fais preuve à l’endroit de ceux qu’il convient désormais d’appeler les enfants de la rue. Ton attitude est d’autant plus louable que, contrairement à l’opinion publique qui les condamne et réclame même leur éradication pure et simple de la société, tu exposes, chaque jour, dans les colonnes du journal, la vie quotidienne de ces malheureux enfants […]. C’est pourquoi j’ai décidé d’intervenir moi-même, non en tant que spécialiste quelconque, mais en tant qu’ancien enfant de la rue. J’ai décidé de te livrer un témoignage : la voie de ma rue. Je vais te dire l’histoire qui m’a conduit à la rue […] (p. 11-13)
L’incipit marque donc le début d’une longue lettre de cent cinquante pages destinée au lectorat francophone du roman, visant à amener celui-ci à prendre conscience de la gravité du phénomène des enfants de la rue en milieu urbain, en particulier dans la ville africaine de Man, le héros-narrateur lui- même ayant été obligé, à son enfance, d’élire domicile à la rue de Man. Passons ensuite à l’analyse proprement dite du discours romanesque épistolaire à travers la lettre en vue de cerner les causes et les conséquences du phénomène des enfants de la rue, ainsi que le devenir de ces enfants relatif à leurs droits et à la justice sociale.
Les causes du phénomène des enfants de la rue
Quelles sont les raisons qui poussent les enfants à choisir la voie de la rue telles que dépeintes dans la narration ? Le héros-narrateur exprime sa déception et son mécontentement vis-à-vis de l’ignorance de ses concitoyens : « les gens ignorent ce qu’est un enfant de la rue, ils ignorent les raisons profondes qui drainent des milliers d’enfants de la rue les obligeant à élire domicile au rez-de-chaussée des bâtiments, aux abords des écoles, des stades et dans les jardins publics » (p. 12). Il poursuit sa réflexion à ce sujet : « C’est à peine si on connaît leur histoire, leur parcours, les événements qui, progressivement et de façon irréversible, les ont conduits dans le monde qu’ils auraient pourtant voulu éviter […]. Aucun enfant ne choisit d’être dans la rue pour le plaisir d’y être » (p. 12-13).
Vraisemblablement, l’origine du phénomène des enfants de la rue en Afrique sub-saharienne, dont s’est inspiré le romancier, remonte à l’ère de la colonisation étrangère, laquelle a donné naissance à la ville avec sa topographie et ses rues particulières. Dans son étude sur l’espace dans le roman francophone africain, Iwuchukwu (2002 : 100) a soutenu avec justesse que
la lecture des romans Mirages de Paris de Socé et Dramouss de Camara laisse présager que la ville n’existait pas en Afrique noire avant l’arrivée des colons étrangers. Autrement dit, la naissance de la ville (ancienne ville coloniale) se veut un événement historique très important dans les œuvres, car elle marque en quelque sorte le débarquement et l’installation effectifs des colonisateurs sur le sol africain.
De toute évidence, depuis sa naissance, la ville africaine ne cesse d’exercer toute une gamme d’influences ambivalentes sur l’existence humaine, en particulier sur les relations socioculturelle, politique et économique entre l’Occident et l’Afrique, comme en témoigne la déclaration de Kimoni (1985 : 188) : « Création de l’Europe, la ville est le point de contact de l’Occident avec l’Afrique. Elle est le symbole de la transformation sociale et économique du continent noir. Elle sert en tant que telle de cadre à beaucoup de romans africains […]. Le roman africain présente la ville comme le lieu de l’inégalité sociale». Précisons que la plupart des romans dont il question ont été publiés avant les indépendances africaines, à l’ère coloniale.
On trouve que l’inégalité sociale se manifeste aussi dans les romans parus à l’époque des indépendances africaines, notamment ceux publiés après l’an 2000 comme La voie de ma rue de Sylvain Kean Zoh. Comment se présente la ville de Man dans ce corpus ? Aux yeux scrutateurs du héros-narrateur, la ville de Man est marquée, elle aussi, par l’inégalité et l’injustice sociales, comme le révèlent la situation de la famille d’Eric et celle de son ami d’enfance, Touo. Au début de l’enfance d’Eric, sa famille se présente comme une « famille idéale » où le héros mène une vie de plénitude et de « bonheur parfait », et où les parents et les enfants se préoccupent les uns des autres. Par contre, la famille de Touo est foncièrement déséquilibrée et pauvre, le père de famille lui-même étant alcoolique, violent et irresponsable : « Ton père continuait de boire. Tes sœurs. Viviane, Noëlle, et Lydie ne dormaient plus à la maison. Besoin d’argent obligeait. Michel se comportait de mal en pis » (p. 27). Selon la narration, l’ivresse alcoolique et la violence du père de Touo ne cessent de faire des victimes parmi les membres de sa famille, dont l’enfant Touo, et le héros-narrateur (Eric) s’en souvient :
Ton père t’avait cruellement battu parce que tu étais venu chez moi à midi. Après avoir accompli sa sale besogne, il t’avait enfermé dans ta chambre, la bouche bandée pour éviter que tu n’appelles au secours. Ta pauvre mère, qui n’avait que ses larmes pour pleurer, avait été menacée de mort si elle faisait quoique ce soit pour alerter le quartier (33).
L’état d’ébriété et la violence sanglante du père de Touo le rendent donc incapable d’assumer ses responsabilités de chef de famille. Il ne sait pas non plus réfléchir avant d’agir, et c’est justement tout ceci qui a poussé son enfant-victime le plus vulnérable, Touo, à élire domicile à la rue.
Une situation dramatique comparable a également conduit à la rue le héros-narrateur lui-même (Eric). Parallèlement, par un concours de circonstances particulières entraînant la mort accidentelle de sa mère, Delphine, son père (Edouard) s’est laissé anéantir, lui aussi, par l’ivresse alcoolique : « Un père toujours dans les bars, rentrant chaque nuit en chantant, toujours le même refrain : « Delphine m’a laissé, Delphine m’a abandonné, je suis seul, je souffre, Mes enfants souffrent. Alors je bois, je me soule… ». D’après la narration, la mort inopinée de la mère de famille a bouleversé non seulement son mari, mais aussi le héros-narrateur (Eric) et les autres membres de la famille. A la suite de la mort de Delphine, la toute première étape de l’enfance d’Eric, marquée par une vie de plénitude et de bonheur, sombre dans une vie de misère, de désespoir, qui le conduit irrésistiblement à la rue. Eric s’explique : « Je suis dans la rue depuis ma naissance parce que personne n’a jamais accepté de me venir en aide » (p. 146). Quant à son père, résigné, ne pouvant plus supporter la souffrance d’enfer dans la concession familiale, il finira par se suicider comme le révèle sa lettre intercalée dans celle du héros- narrateur (p. 132-136).
En résumé, parmi les principales causes du phénomène des enfants de la rue, telles que dépeintes dans La voie de ma rue de Kean Zoh, figurent l’exode rural, le chômage, la pauvreté, l’éclatement des familles, la violence faite aux enfants, l’insécurité affective et l’imprévu dans la vie des pourvoyeurs tels le père et la mère de famille (accident mortel, état d’ébriété, dépression, etc.). On dépeint une situation comparable dans Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma, avec le menace de la guerre qui s’y manifeste de manière particulière.
Les conséquences du phénomène
Ce phénomène ne va-t-il pas sans entraîner des conséquences graves aussi bien au niveau de la vie de l’individu que dans la vie sociale ? Il faut signaler que le problème du manque de besoins essentiels au sein de la famille semble persister, voire s’aggraver, dans la rue : pauvreté, alimentation insalubre, faim, maladie, insécurité affective, analphabétisme ou décrochage scolaire, etc. Ceci amène les enfants-victimes à s’adonner à toutes sortes de délits comme l’abus d’alcool, trafic de stupéfiants, la mendicité, le vol, la violence, etc. Dans sa longue lettre de plaidoirie à Touo, Eric déclare avec regret : « Il est vrai qu’ils [les enfants de la rue] sont livrés à tous les dangers et passent la plupart de leur temps à mendier s’ils ne jouent pas les pickpockets » (p. 12). Le héros-narrateur compare leur vie fragile à la fragilité d’un œuf, en poursuivant sa réflexion en ces termes : « Qu’il s’agisse de l’amour, du bonheur, de la paix, de la richesse, de la famille et d’autres biens encore, tout est fragile. Ils ressemblent chacun à un œuf qui a besoin d’être tenu avec délicatesse afin de ne pas être cassé » (p. 13).
Il va sans dire qu’un enfant qui vit dans la rue est à la fois marginalisé et déshumanisé. Il appartient à la couche sociale des piétinés et des plus démunis, n’ayant pas le droit de s’affirmer ni de revendiquer quoique ce soit dans sa patrie. Autrement dit, on le considère comme une personne qui n’a pas de droits. Voilà pourquoi dans La voie de ma rue de Kean Zoh, les personnages-enfants de la rue tels Eric et Touo se révolteront tôt ou tard contre le statuquo, en se livrant à toutes sortes de délits qui constituent une entrave au développement de la société : vol, agression physique, etc. Dans sa narration intradiégétique, Eric tente de justifier leur résistance ou la rébellion des enfants-victimes : « Si le monde veut nous oublier, nous l’obligerons à se souvenir de nous. Par nos actes, nous lui montrerons que nous souffrons et avons besoin de son aide » (p. 139). Il enchaîne en précisant : « Tout se passe, en réalité, comme si le phénomène des enfants de la rue n’existait que de nom. Certains n’en parlent d’ailleurs que quand ils se font dérobés de un porte-monnaie, ou lorsqu’ils sont agressés » ( p. 11).
Parallèlement, le héros-narrateur d’Allah n’est pas obligé de Kourouma (2000), Birahima, et son adjuvant Yacouba seront également obligés de se révolter contre le statuquo, en commettant toutes sortes de délits criminels : drogue, meurtres, viols, fraude et même sorcellerie (p. 53-54).
Ainsi, on peut dire qu’à travers ces vices, les enfants ayant élu domicile à la rue s’attaquent à la société afin de l’obliger à reconnaître leurs droits, en particulier les dispositions de la Déclaration universelle des droits de l’homme applicables aux enfants. Comme les jeunes et les adultes, « tous les enfants, qu’ils soient nés dans le mariage ou hors mariage, jouissent de la même protection sociale » pour assurer leur santé et leur bien-être, «notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires », conformément à l’Article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1994 : 16). Les droits de l’enfant se manifestent encore davantage dans le passage qui suit :
Les droits des enfants sont les droits de la personne qui s’appliquent aux enfants. Les jeunes ont notamment droit à une protection et à des soins attentionnés, au maintien d’un lien avec leurs parents biologiques, à une identité humaine, à la satisfaction de leurs besoins alimentaires fondamentaux, à une instruction financée par l’État, à des soins de santé, et à des lois pénales adaptées à leur âge et à leur développement. La portée des droits des enfants va de l’offre d’autonomie à la protection contre la violence physique, psychologique ou émotionnelle (la définition du terme « violence » demeure toutefois sujette à débat). D’autres interprétations englobent le droit aux soins et à l’éducation (*13)
Ce passage résume en quelque sorte les droits fondamentaux bafoués des enfants de la rue dans La voie de ma rue de Sylvain Kean Zoh. Ainsi, le héros-narrateur intradiégétique du romancier, Eric, dénonce implicitement le traitement inhumaine particulier auquel tous les enfants-victimes sont toujours soumis: « Tu es un enfant de la rue et un mur difficilement franchissable vous sépare des autres enfants. Ici, tu n’a plus de droit et la société vous refusera certaines choses sous prétexte que tu représentes désormais un danger pour elle » (La voie : 141). En matière de droit, Eric s’en prend ainsi à la discrimination sociale qui existe entre les enfants de la rue et les autres enfants. Apparemment, les droits fondamentaux des enfants dans la Déclaration universelle des droits de l’homme représentent les besoins essentiels de ceux de la rue dans le cadre de la justice sociale, allant du droit à une alimentation saine et équilibrée au droit à l’aide juridique, en passant par le droit à la santé et à l’éducation.
Le devenir des enfants de la rue
Ceci nous amène à examiner, pour terminer, le devenir des enfants de la rue relatif à leurs droits et à la justice sociale. Comment se dessine, à travers le discours romanesque, le devenir des enfants de la rue? On peut dire que malgré la gravité de ce phénomène dans La voie de ma rue de Sylvain Kean Zoh, ce romancier laisse entrevoir un avenir prometteur pour les enfants-victimes comme le héros- narrateur, Eric. Il tente d’interpeller son lectorat francophone, notamment les autorités francophones compétentes, pour les amener à trouver des remèdes fiables à ce fléau, en se livrant à la défense et à la promotion des droits fondamentaux des enfants de la rue.
La campagne de sensibilisation menée par le romancier, croyons-nous, amènera le ou les gouvernements concernés, le secteur privé, les parents et les enfants à changer leur mentalité et leur comportement envers les enfants-victimes, en travaillant ensemble dans le but de résoudre les problèmes juridiques de ces derniers. Cette campagne libératrice sera intensifiée au moyen « de séminaires, de conférences, de journées de réflexion, de tapages médiatiques et de concerts [qui] seront organisés » (La voie : 141). Selon la déclaration du héros-narrateur lui- même, les parents auront également un rôle important à jouer : « Avoir un père responsable et une mère prévenante était, pour mes frères et moi, une chance à souhaiter à tous les enfants du monde » (La voie : 27). Réciproquement, en vertu de l’africanité traditionnelle et moderne et de la culture igbo du Nigeria, les enfants se doivent de respecter leurs parents :
Rights and duties are very reciprocal in Igbo culture. Since the parents/ families have the obligation to look after their children, educate, protect and bring them up, the children have also some important duties towards their parents and families [..]. Respect for parents and the elderly is fundamental (Anieke 2013: 145).
Le devoir des parents et des gouvernements envers les enfants vise plus particulièrement les enfants de la rue. On aurait tout à gagner à mettre sur pied un programme de réhabilitation fonctionnelle destinée à ces derniers, à l’instar du projet de Mélanie qui a dû transformer la résidence familiale d’Edouard, chez le héros-narrateur lui-même, en une maison d’accueil par excellence : « Mélanie a transformé notre maison en un foyer où les ruinards du quartier viennent se faire soigner et manger de temps en temps. Edouard et Delphine, eux, achètent chaque weekend, des friperies qu’ils leur distribuent chaque fois qu’ils passent chez nous» (La voie : 149). Avec le temps, ce projet pourrait devenir une opération ou un organisme non gouvernemental (ONG) d’envergure nationale ou internationale. Selon l’enfant-narrateur, « Aujourd’hui, nous avons en projet la construction d’un centre d’accueil et de formation des « enfants de la rue » […], je me réjouis à l’idée que ma famille ait compris et modifié sa vision des enfants de la rue. Ce sont des actions certes insignifiantes parce qu’insuffisantes » (ibid.). D’où la note d’optimisme et d’espérance qui s’exprime vers la fin du roman : « Nous ne baisserons pas les bras, il faut que le monde fasse quelque chose pour nous. Cela tardera peut-être mais je sais que nous sortirons un jour de ce trou…Oui…J’en suis convaincu » (La voie : 145). Ceci exprime l’importance du proverbe « Charité bien ordonnée commence par soi-même/ Charity begins at home ».
On remarque, cependant, que faire fonctionner un tel organisme n’est pas une tâche facile du tout. Parmi les défis auxquels il doit faire face compte, par exemple, le financement. Aux yeux scrutateurs d’Eric et de ses adjuvants comme Mélanie, porte-parole du romancier, il serait hautement souhaitable que le gouvernement et le secteur privé puissent comprendre la situation dramatique des enfants de la rue, afin de modifier favorablement leur vision vis-à-vis de ceux-ci. Ensemble, les concitoyens d’Eric pourront apporter leur contribution à la réalisation du projet de construire des centres de réhabilitation fonctionnelle pour les enfants de la rue dans la ville de Man, ville ivoirienne fictive, voire dans d’autres villes africaines frappées par le phénomène dévastateur des enfants de la rue.
Conclusion
Pour conclure, dans la présente étude, nous avons tenté de faire une analyse du discours romanesque épistolaire dans La voie de ma rue (2002) de Sylvain Kean Zoh, afin de cerner la situation, les causes et les conséquences du phénomène des enfants de la rue, ainsi que le devenir de ces enfants relatif à leurs droits et à justice sociale.
Après avoir défini la notion de discours romanesque épistolaire, nous avons procédé à une analyse sociocritique du corpus retenu. Parmi les principales causes du phénomène des enfants de la rue, telles que dépeintes dans la narration, figurent l’exode rural, le chômage, la pauvreté, l’insécurité et l’imprévu dans la vie des personnages pourvoyeurs comme Delphine (maladie grave, dépression, accident mortel, etc.). Quant aux conséquences, repérables dans le texte et le para-texte, elles se manifestent aussi bien au niveau de la vie de l’individu que dans la vie sociale : vivre sans famille et sans abri, perte d’identité familiale et culturelle, trafic de stupéfiants, analphabétisme ou décrochage scolaire, ségrégation sociale, violence, violation des droits de l’enfant, etc. Ainsi, il faut souligner les droits fondamentaux bafoués de l’enfant de la rue tels que les droits relatifs à la santé, à l’éducation et à l’aide juridique.
Malgré la gravité du phénomène dans le corpus romanesque étudié, Sylvain Kean Zoh entrevoit un avenir prometteur pour les enfants africains en ce sens que le héros Wonkato Eric, son porte-parole primaire, entretient une vision optimiste de la vie des enfants-victimes dans la narration. Par son récit, ce romancier mène une campagne de sensibilisation audacieuse à la situation dramatique des enfants de la rue, laquelle, croyons-nous, permettra de mettre sur pied un programme de réhabilitation fonctionnelle pour ces derniers.
Matthew O. Iwuchukwu
University of Nigeria, Nsukka, Nigeria
Références
-Ananou, David. Le fils du fétiche, 2ème édition. Paris : nouvelles Editions Latines, 1974.
-Anieke, Chinedu O. Legal Consequences of the Igbo Customary and Canonical Laws on Marriage and Family. Enugu: Madonna University Press Ltd., 2013.
-Bhêly-Quénum, Olympe. Un enfant d’Afrique. Paris : Librairie Larousse, 1970.
Déclaration universelle des droits de l’homme. Hausa, Igbo, Yoruba Edition. Préface de Wole
-Forest, Philippe et Gérard Conio. Dictionnaire fondamental du français littéraire. Paris : Editions Robert Laffont, 2004.
(*12) https://fr.wikipedia.org/wiki/Roman
(*13) https://fr.wikipedia.org/wiki/Droits_de_l’enfant
-Iwuchukwu, Matthew O. “Discours social et condition féminine dans Une si longue lettre de Bâ et La colonie du nouveau monde de Condé”, Neohelicon, Vol, XXXIV/2, p. 217-230. _
________ L’Espace dans le roman africain francophone: valeurs, visions et idéologies. Okigwe : Fasmen Educational and Research Publications (FERP), 2002.
-Kane, Cheikh H. L’Aventure ambiguë. Paris : Union Générale d’Editions/ René Julliard, 1971.
-Kean Zoh, Sylvain. La voie de ma rue. Abidjan : Nouvelles Editions Ivoiriennes, 2002. Kimoni, Iyay. Destin de la littérature négro-africaine ou la problématique d’une culture. Sherbrooke : Editions Naaman, 1985.
-Kourouma, Ahmadou. Allah n’est pas obligé. Paris : Editions du Seuil, 2000.
-Laye, Camara. L’Enfant noir. Paris : Librairie Plon, 1953.
-Oyono Ferdinand, Une vie de boy. Paris : René Julliard, 1956.
-Soyinka. Ibadan : Institut Français de Recherche en Afrique (IFRA), University of Ibadan, 1994.